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La politique basée sur l’évidence et l’expérience

La vie universitaire et hospitalière m’a installée dans le crâne deux notions, apparemment simples mais en tout cas essentielles :

– le progrès scientifique en médecine est basé sur la preuve, ce que nous appelons savamment « évidence based medicine ». Pas d’essai thérapeutique qui ne passe sous les fourches caudines d’une méthodologie rigoureuse et d’une lecture critique des résultats avant d’être déclaré valide.

– la pratique médicale est, quant à elle, le produit des amours coupables de cette « evidence based medicine » et de l’expérience. La formule est moins brevetée, mais cette « expérience based medicine » vient compléter au jour le jour la précédente.

Ces deux notions me servent toujours en politique. Avouons que la première s’impose rarement. Rarement est loin d’être jamais. La priorité de l’emploi et de la lutte contre le chômage est basée sur des chiffres. Elle ne souffre pas de discussion. Aucun pays, aujourd’hui comme hier, ne peut avoir de politique libre, décisionnelle et, en particulier de politique sociale, sans un taux d’emploi lui permettant d’assurer budgétairement.

L’ « experience based politics » est au contraire une arme de tous les jours : essayer de ne rien dire, rien affirmer, rien promettre qui ne réponde à des attentes, à des besoins ou à des espoirs, et si possible aux trois à la fois. Le « terrain », comme on dit, en est le terreau.

La lutte contre le tabac a un privilège : elle est à la fois basée sur l’évidence et sur l’expérience.

L’évidence : aucune discordance dans les études scientifiques, quelles soient médicales, épidémiologiques et économiques :

-le tabac est dans le monde la première cause de décès. La prévision pour le XXIe siècle est d’un milliard de morts si nous ne parvenons pas à éteindre cette industrie et ce commerce de mort.

– Chaque année désormais, ce sont 73 000 personnes qui meurent du tabac et ce chiffre est appelé à croître.

– De nombreux cancers sont en liaison directe avec le tabagisme : voies aéro digestives supérieures (lèvres, bouche, pharynx, larynx, bronches) ; ce dernier, le cancer du poumon est de tous les cancers le plus grand « tueur » (plus que sein, prostate et intestin réunis)

– En plus de sa mortalité, le tabac est responsable d’une forte morbidité (maladies chroniques comme l’insuffisance respiratoire ou vasculaire) considérable.

– le tabac est la drogue la plus addictogène et dont le sevrage est le plus difficile.

L’expérience ne dit pas autre chose : le taux de guérison du cancer du poumon n’a pratiquement pas progressé depuis le début de mes études de médecine il y a 50 ans. La mort par cancer des « VADS » (voies aéro digestives supérieures) est l’une des plus pénibles que l’on puisse concevoir). Les accidents vasculaires cérébraux, pour la moitié dus au tabac, sont de gros pourvoyeurs de handicap et de perte d’autonomie, et ceci souvent à un âge relativement jeune.

Aucun de ces faits, aucun de ces chiffres n’est remis en question par personne, nulle part dans le monde. On peut s’écharper sur les méfaits de 1 degré de réchauffement climatique, pour le tabac rien ni personne ne met en doute ses méfaits dont, au demeurant, le coût est entrain de faire fléchir tous les systèmes de santé du monde occidental.

La lutte contre le tabac est pour moi du même ordre que le combat contre la peine de mort. Il n’y a aucun doute que si la politique ne prend pas le sujet à bras le corps elle sera un jour pas si lointain mise en accusation pour n’avoir rien fait.

Ce combat dépasse les partis et les pays. Comme le petit colibri de Pierre Rabhi, je veux avoir fait ma part. Les forces contraires sont pesantes, quelquefois violentes, leurs méthodes sont raffinées, leurs moyens immenses, mais l’évidence assistée de l’expérience sera le plus forte.

 

Ma médecine

Nommée Ministre, je me suis promise d’éxercer cette honorable fonction en Médecin, ce que j’ai été pendant 45 années. Qu’on se rassure : je n’ai pas exercé la médecine en Ministre, je n’avais qu’une vague idée de ce que cela pouvait être, loin en tout cas de la pratique particulière de mon Ministère et surtout, je n’avais ni le moindre plan, ni la plus petite hypothèse qui me laisse augurer de l’être un jour.

Être Ministre comme on est médecin, j’imagine que l’on devine un peu ce que cela signifie. Je ne voudrais pas utiliser un vocabulaire archi-rebattu, mais c’est mettre les gens avant ce qui les entoure. C’est aussi mener une équipe (les membres de mon cabinet), comme une équipe hospitalière et cela veut dire beaucoup. Mon équipe en effet n’a pas changé depuis sa composition, il me semble qu’elle va bien compte tenu du contexte difficile qui est le nôtre. C’est une équipe jeune -comme le sont les équipes hospitalières où infirmières, externes, internes ont majoritairement moins de 30 ans-,  qui sait pourquoi et surtout pour qui elle travaille, une équipe engagée et talentueuse, qui sait être joyeuse et aussi râler juste ce qu’il faut. La « dream team » m’a dit vendredi dernier un visiteur auquel elle avait été présentée. Je lui laisse la responsabilité du compliment. Il n’est pour autant pas totalement infondé.

C’est donc à la médecine que je pense souvent. Je réfléchissais aujourd’hui aux 45 années qui furent les miennes. Pas une heure, ni dans mes études, ni dans la pratique, n’a jamais été consacrée à l’aspect régional, territorial, de notre éxercice. Quelles sont les spécificités de l’état de santé des Aquitains, comment marche le maillage territorial à la fois médical et médico-social ? Quelle collaboration entre ces deux champs ? Quelle relation aux collectivités territoriales? Quel agencement des professionnels entre eux ? Bref, de cela qui m’occupe beaucoup aujourd’hui, je n’ai jamais entendu parler en tant que médecin.

Dans chacune de mes visites de terrain, vendredi dernier en Bretagne, la précédente en pays nantais, la précédente encore à Montpellier et juste avant dans le Nord,  je suis frappée des spécificités de chaque territoire. Profil pathologique différent, inégalités de santé autrement distribuées, engagement variable des collectivités, coopérations plus ou moins anciennes et plus ou moins vivaces.. Bref, Lille n’est pas Lyon, Guincamp a bâti un tissu de solidarités qui lui est spécifique, la pauvreté n’est pas le même dans le Pas-de-Calais que dans l’Hérault… Ce n’est sans doute pas un scoop, mais après un certain nombre de déplacements, on découvre comme une évidence l’urgence de la territorialisation de nos pratiques de la santé social, ce couple indissociable dont les Etats-Unis ont fait des chaires universitaires et qui se bâtit chaque jour sur le terrain. Le « mariage pour tous » n’est pas que celui contre lequel on défile aujourd’hui même, mais celui des Conseils généraux avec les Agences Régionales de Santé (ARS), des aides à domicile avec les services infirmiers, et des gériatres avec les démographes.

Ce mariage-là, différemment conjugué dans chaque territoire, reste encore à élargir. On ne doit plus soigner, prévenir, accompagner, aujourd’hui comme hier. La formule d’un de mes coéquipiers au Cabinet doit inspirer jusqu’au projet de loi que je prépare : l’intelligence du terrain.

Pas facile dans une loi, par essence normative, de partir du terrain pour bâtir de meilleures pratiques. Le risque est de rajouter une couche là où il y en déjà plusieurs, fondamentalement diverses et spécifiques du territoire. Dali avait inventé des montres molles, ce qui laissait entendre que l’on pouvait négocier avec l’implacable métronome du temps, il nous faut inventer une loi « intelligente » (« smart ») qui puisse se gorger des pratiques du terrain sans se dénaturer.

De tout cela, pendant ces 45 années, je n’ai jamais entendu parler. La pratique des dix dernières années l’a peu ou prou suscité puisque nous avons travaillé en faisant une place plus grande à l’ambulatoire et en déléguant davantage aux acteurs de terrain, grâce par exemple à l’hôpital à domicile. Ma spécialité (cancérologie), je le reconnais, invite davantage à la centralisation hospitalière qu’à la pratique locale. En langage ministre, elle peut même être qualifiée de « régalienne », mais sa déclinaison pratique, une fois les traitements décidés est pour autant elle aussi territoriale et fait appel aux complémentarités et aux solidarités locales.

C’est très étrange, je n’avais jamais pensé à cela comme un tout. Cet après-midi, dans le silence joyeux de mon jardin, cela m’est apparu comme une évidence.

 

 

Suivi et Infogérance par Axeinformatique/Freepixel