Robert Mc Liam Wilson ne répond plus, ni aux sollicitations amicales de son éditeur ni même aux coups de téléphone, épuisé sans doute d’avoir écrit « Les dépossédés »*. Non que le livre soit gros , 347 pages dont une petite centaine de photographies, non qu’il soit, tout au contraire, le fruit d’un effort énorme d’imagination . Il s’agit en effet d’un récit journalistique écrit avec sobrièté sur la vie des « gens de peu » de l’Angleterre thatcherienne des années 90. Mais ce journaliste est avant toute chose un écrivain et le récit très vite perd toute distance et s’écrit tout seul , presque sans le consentement de son auteur, à la première personne, puis dans un « nous » qui marque l’empathie et la proximité à l’égard de son sujet.

La justesse de ton du récit saute aux yeux dès la première page avec la description en quelques lignes de l’état d’aboulie- anesthésie du premier de ces éclopés de la vie que rencontre Robert Mac Liam : « Il avait 29 ans mais ces gestes avaient la fragilité maladroite des personnes âgées et défaites. Il parlait sans plaisir, convaincu de la futilité de son récit. ».

Tout est ambiguïté , même dans ces quelques mots : en parlant de ces dépossédés d’eux mêmes que sont les pauvres, robert McLiam parle aussi de lui, de ce fondamentalement pauvre à la base de la condition humaine mais aussi de ce possiblement pauvre que les avatars de la société du XXIème siècle peut faire à tout moment de chacun de nous. Quelques pages d’une exceptionnelle intensité expriment ce qu’est la pauvreté à la fois dans notre temps et dans tous les temps «la seule expérience humaine en dehors de la naissance et de la mort que tout être humain est capable de partager. Nous ne pouvons pas tous être en bonne santé riches ou forts, mais nous pouvons tous être pauvres ou craindre de le devenir ». Pauvreté n’est pas misérabilisme : l’auteur manie l’humour, la distance et ne méconnait pas l’intrinsèque ressource que constitue ce sentiment fondamental à l’origine de beaucoup de réussites humaines.

Robert McLiam parle aussi bien de la pauvreté d’un quartier où « les maisons sont marquées par le besoin plus visiblement encore que les gens » et où « l’opéra de la misère ne se déroule pas seulement dans les chambres exigües des HLM mais dans les rues elles-mêmes ». Une série de photographies évidemment en noir et blanc et en petit format, version années cinquante, d’une rigueur ascétique, est supposée ajouter au caractère journalistique du livre : elle n’est, si l’on peut dire pas davantage objective, et l’on sera étranglé par exemple par la photographie de trois jeunes filles à l’âge adulte, et des trois enfants radieux qu’elles étaient. La pauvreté a fait son œuvre sans qu’il soit besoin d’un mot pour le montrer.

Après avoir lu ces « Dépossédés » (belle déformation du titre de Dostoievski « Les possédés ») , vous ne pourrez plus jamais vous satisfaire du vocabulaire tiède dont les médias et les politiques nous gavent. Les « défavorisés » sont des pauvres, leur vue du monde, de la vie et plus gravement encore, d’eux-mêmes en est radicalement marquée. Un humour très fin et très respectueux du lecteur qui n’est à aucun moment pris pour un gogo de l’émotion, accompagne subtilement chaque chapitre et ajoute à l’apparente et fausse distance du récit. La lucidité n’est pas en reste et si vous êtes convaincu par ce livre que « la pauvreté n’accorde aucune noblesse particulère à un individu » , plus jamais, plus jamais vous n’aurez envie d’en accorder à la richesse.

On comprend que Robert Mc Liam se soit senti terrifié et blessé par l’étendue et la complexité des souffrances qu’il a rencontrées et qu’il ait besoin de reprendre souffle. Très très beau livre, loin de l’insignifiance de tant d’autres. Amateurs de Marie Desplechin ou de Catherine Angot s’abstenir.

  • Robert McLiam Wilson, Les dépossédés, éd. Christian Bourgois